Le dimanche 5 mars 2023 se sont déroulées les élections législatives estoniennes, affichant un taux de participation particulièrement élevé de 63,7%. Bien que ce taux de participation soit quasiment similaire à celui atteint en 2019, cette élection marque un nouveau record en matière de proportion de votes effectués en ligne. En effet, plus de 51% des Estoniens auraient voté par internet cette année, contre 44% en 2019. Alors que les élections législatives françaises n’ont pas réussi à convaincre plus de 50% des électeurs à aller aux urnes depuis 2017, jusqu’à atteindre un taux historiquement bas de 47,5% en 2022, la question du lien entre l’impossibilité de voter à distance et le taux d’abstention se pose.
Une adoption progressive du vote en ligne
Le vote, qui à débuté de manière anticipée le 27 février pour les citoyens souhaitant voter en ligne et s’est terminé le 5 mars, jour du vote papier, à permis au parti de la Réforme (ERE) d’arriver assez largement en tête (31,24% des voix) devant EKRE (16,05% des voix) et le parti du centre, EK, (15,28%). Ces résultats étant plus ou moins attendus, deux éléments ressortent de cette élection: un taux de participation de 63,7% et une majorité des votes effectués en ligne (51%). L’Estonie étant un régime parlementaire, les Estoniens ne votent pas directement pour leur président et se réunissent lors des élections législatives afin de porter leur candidat favori au parlement, afin qu’un gouvernement y soit constitué par un jeu de coalitions. En France, on constate, grâce au taux d’abstention, que les élections législatives réunissent moins d’électeurs que les présidentielles. Pour autant, cela signifie-t-il qu’un tel écart d’abstention entre les élections législatives françaises et estoniennes serait lié à une sous-évaluation des enjeux par les français?
Plus de 50% des électeurs estoniens ont fait le choix du vote électronique en 2023
Cette année, 51% des électeurs ont voté en ligne, un nouveau record. Le nombre de e-votes a augmenté à chaque élection depuis 2005.
Plus de la moitié des votes pour renouveler le Riigikogu (le parlement estonien) ont été déposés en ligne. Doit-on y voir un signe que le vote doit être rendu plus pratique pour les citoyens français, afin de leur redonner l’envie de voter? Depuis 2005, année où le vote en ligne à été mis en place pour la première fois en Estonie, la part de votes en ligne dans l’ensemble des bulletins de vote déposés n’à cessé de croître à chaque élection. Cette croissance semble s’appuyer essentiellement sur un gain progressif de confiance de la part des citoyens envers un système qui n’a pour l’instant pas montré de faille considérable (aucune cyberattaque déclarée, par exemple). De son côté, le gouvernement n’a pas particulièrement eu besoin d’en faire la promotion pour inciter au vote en ligne, mais propose tout de même des informations complètes sur le sujet sur son site e-Estonia. Ce phénomène s’accompagne également d’une augmentation du nombre de votants, 615.009 cette année, une première depuis 1992.
Si cette progression impressionnante ne se traduit pas dans l’évolution du taux d’abstention, c’est à cause d’un changement du mode de calcul du taux de participation. Il existe en Estonie une répartition des électeurs selon leur lieu de résidence, en 12 districts électoraux. Avant 2021, les Estoniens qui résidaient à l’étranger de manière permanente étaient enregistrés sur l’un des 12 districts électoraux, généralement le dernier où ils avaient vécu avant de quitter l’Estonie. Le Ministère de l'intérieur Estonien effectuait ensuite une séparation statistique entre les votants sur le territoire estonien et ceux résidant à l’étranger, pour chaque district. Le taux de participation était ensuite calculé sur la base des votants sur le territoire estonien uniquement, car les votants à l’étranger étaient considérés trop peu nombreux. En 2021 l’ensemble des listes de chaque district électoral à été fusionné en une seule et unique liste électronique. Ainsi, tous les électeurs estoniens apparaissent sur la même liste. La nouvelle liste ne permettant plus de faire la distinction entre votants en Estonie et hors-Estonie, le nouveau mode de calcul les inclut tous. Étant donné que le taux de participation était habituellement faible chez les Estoniens de l’étranger, il était attendu que ce nouveau mode de calcul donne un résultat de taux de participation en diminution. Malgré cela, le taux de participation de 2023 est équivalent à celui de l’élection législative précédente, qui avait été obtenu avec le mode de calcul précédent. L’adoption par les estoniens à l’étranger du vote en ligne explique en partie cette augmentation du nombre de votants.
Comment le vote en ligne est-il envisagé en France?
La législation française prévoit que les français résidant à l’étranger puissent voter en ligne lors des élections consulaires et législatives. Lors des élections législatives en 2022, les français de l’étranger ont donc pu, avec bien des difficultés pour certains, voter depuis leur ordinateur. En effet, de nombreuses défaillances techniques ont été remontées par les électeurs, comme par exemple un problème d’envoi de codes (nécessaires pour finaliser la procédure du vote) dans la circonscription des pays nordiques, les empêchant tout simplement de voter. Le site du Ministère de l’intérieur permettant de voter à également été inaccessible pendant plusieurs heures, à quelques heures de la fermeture du scrutin. Ces multiples défaillances ont rassuré les plus sceptiques dans leur méfiance envers cette modalité de vote. De son côté, le ministère de l’intérieur à annoncé que 17,32% des électeurs inscrits ont fait le choix de voter en ligne, alors que seulement 5,1% d’entre eux ont choisi de se rendre directement aux urnes (au premier tour). On remarque donc que la possibilité de voter en ligne séduit et dispose d’un réel potentiel, qui ne saurait être exploité que lorsque des moyens techniques dignes y seront consacrés.
En Estonie, la question de la fiabilité est prise avec un grand sérieux et la plupart des contraintes ont été anticipées. A l’inquiétude française d’un risque d’atteinte au libre-arbitre par l’abandon de la confidentialité de l’isoloir (achat de votes, chantage, pression sociale…) l’Estonie répond en permettant aux électeurs de changer d’avis, en votant plusieurs fois lors d’une même élection (chaque vote annulant le précédent) ou bien même en votant aux urnes directement, ce qui annule le vote par internet. Parmi toutes les autres craintes que l'on pourrait avoir, celle de la défaillance technique n’a en tout cas pas vraiment traversé l’esprit des estoniens, qui depuis longtemps ont pris le virage du numérique, font confiance en un système informatisé qu’ils connaissent bien et utilisent déjà au quotidien, pour tout type de documents administratifs. Ne pensez cependant pas que cette modalité de vote ne rencontre aucune contestation en Estonie. Dernier exemple en date, le parti d’extrême droite estonien EKRE qui conteste la légitimité des résultats prononcés le 5 mars, évoquant un système peu fiable et qui manque de sérieux. Une attitude qui laisse transparaître la déception car le parti n’a pas obtenu les résultats attendus lors des élections, mais également parce que plus de 2⁄3 des électeurs du parti de la Réforme, arrivé en tête, ont voté en ligne, là où les électeurs d’EKRE sont plus de 70% à avoir opté pour le papier.
Les partis libéraux ont reçu le plus de votes électroniques
Plus de 60% des bulletins exprimés en faveur du parti de la Réforme et de Eesti 200 étaient des votes en ligne, alors que les électeurs du centre et de EKRE se sont tournés vers les bulletins papier.
Le vote en ligne peut-il vraiment régler le problème de l’abstention?
La capacité d’une société à accepter le passage au vote électronique repose essentiellement sur son aisance et son habitude à vivre dans un monde numérisé. Cela représente un premier obstacle pour la société française qui connaît un vrai fossé générationnel dans sa capacité à utiliser le numérique au quotidien. Ce passage au numérique n’a d’ailleurs rien d’instantané, puisqu’il aura quand même fallu plus de 15 ans pour que la moitié des Estoniens se décident à voter en ligne. L’autre problème que la France devra savoir régler si elle adopte le vote en ligne généralisé sera celui de la sécurité, et il faudra notamment pouvoir se prémunir contre d’éventuelles attaques de puissances ou groupes étrangers. De grandes problématiques qui, une fois résolues, ne permettent pas de garantir une baisse de l’abstention. En effet, une étude belge à montré, à travers plusieurs cas d’étude (dont l’Estonie et la France) que le vote par internet n’a pas permis de réduire l’abstention. Il a pu, tout au plus, réduire le nombre de votes nuls en Estonie. L’augmentation de la mobilisation lors des élections en Estonie peut s’expliquer par de multiples facteurs, comme par exemple un fort intérêt dans la politique lié à la position particulière de l’Estonie dans le contexte de la guerre en Ukraine, mais aussi, peut-être, une relation différente entre élus et administrés.
On imagine mal en effet que les français décident tout à coup de se mobiliser pour voter sous prétexte qu’il est possible de voter depuis chez soi. Le problème semble venir d’ailleurs, et probablement d’un désintérêt généralisé pour la politique. Ce désintérêt a plusieurs facettes; une sensation d’impuissance et l’impression que le vote seul ne crée pas la différence, une mauvaise compréhension du rôle des élus et de l’importance de la représentation démocratique, ou encore un dégoût pur et simple d’un système politique régulièrement objet de polémiques. Tout comme on perçoit l’intérêt pratique de cette technologie, en particulier pour les citoyens habitant loin des bureaux de vote, il semble que le phénomène abstentionniste en France ne sera pas balayé aussi facilement, mais que cela demandera au contraire de grands efforts de la part de la sphère politique afin de redonner du sens et de l’attrait à l’acte du vote.
Arthur Fertier
Stagiaire au sein de CAdFE